Ebinto chéri,
Quand cette lettre te parviendra, j’aurai mis à exécution la décision la plus grave de ma vie.je serai partie.
Ces lignes, je les ai écrites au fil des jours passés auprès de toi. Pourtant, ce n'était pas dans l’intention que tu les lises un jour. Je me disais que tu pourrais les lire après ma mort. Aujourd'hui, je suis partie, c’est comme si j'étais morte et c'est pour cela que je t’envoie cette espèce de journal.
Il vaut mieux te le dire tout de suite, tu ne m’as pas comprise, Ebinto, toi seul à qui j’avais cru pouvoir confier mes joies et mes peines. Une dernière fois, j’essaie de t’ouvrir les yeux en te livrant mon cœur aussi sincèrement que possible.
Je vais remonter très loin dans le passé, je vais remonter au jour où tu arrivas à Bassam pour le première fois. Tu faisais alors la classe de 6ème et moi, le cours moyen 2ème année. J’étais encore une petite fille ignorant même jusqu'au mot amour. Dans la cour de mon père, nous nous amusions sur le sable comme un garçonnet et sa sœur. Près de toi, je me trouvais bien, étrangement bien. Je me sentais protégée par toi et j étais fière de marcher à tes cotés; Ce que j’éprouvais pour toi, c'était une admiration, une estime profond. Dès ce moment là, tu étais déjà à moi.
Pendant trois ans, nous avons vécu presque ensemble, continuant toujours à jouer. Pourtant, nos jeux n’étaient plus les mêmes. Tu ne me prenais plus à califourchon comme un bébé; nous ne luttions plus sur le sable. Nous avions grandi et commencions à être sérieux, et à penser profondément. Nos jeux n’étaient plus source de joie spontanée et éclatante, mais étaient faits de paroles douces, quelquefois de sous-entendus qui nous faisaient baisser les yeux ou même d’un merveilleux silence dans lequel chacun de nous se plaisait à imaginer les pensées de l’autre.
Je crois que ce fut au début de la 3ème que toute la vérité se fit jour dans mon esprit. Je me rappelle encore ce soir où tu me dis : “Bonjour Monique, comme tu es jolie!”. J’étais si heureuse que tu eusses remarqué cela parce que je savais que tu allais me traiter désormais comme une jeune fille et non comme une gamine. Moi je te croyais déjà un homme. Et quand le dimanche je regagnais Abidjan après vous avoir rendu visite, j’étais obsédée par ta pensée. La nuit, je n’arrivais à dormir qu’après avoir longuement pensé à toi. Les idées que je me faisais n’étaient plus celles d’une gamine mais celles d’une jeune fille amoureuse. Je t’aimais : telle m’apparut la réalité. J’étais fière de cet amour dont je te trouvais digne.
Mon Dieu, comment ne pas me rappeler ces doux souvenirs, seuls beaux ornements de ma vie? Je rêvais à notre vie future. je crois que j'avais rêvé d'une vie simple ou l'argent n’aurait aucune importance, où seul l'amour profond de deux êtres sincères dominerait toutes les difficultés auxquelles tout ménage est en butte. Près de toi, j’avais espéré la compréhension, une affection que mon père, veuf aigri, n'avait jamais pu me donner. J’avais cru au bonheur. J’avais une totale confiance en l’avenir et mes désillusions n’allaient être que plus amères.
Le samedi soir quand je venais à Bassam, tu te montrais gentil à mon égard et je croyais à ton amour. J’étais aveugle et j’ignorais que ma passion était à sens unique. Mais toi, peut être voyais tu déjà en moi cet intense besoin d'être aimée. Est ce pour une jeune fille une faute que d’aimer et de désirer l’affection de l’être chéri?
Enfant, j’étais de ceux qui acceptent le reste après le partage des cadeaux. Enfant, je n’ai eu le loisir d'être capricieuse. Enfant, j’ai même accepté ce que l’on accepte rarement. Orpheline, de mère dès ma naissance, nantie d’un père négligeant, j'ai été très vite livrée à l’école de la vie. Dans la souffrance, je n’ai pas éprouvé le besoin de me révolter. Contre qui me révolter? Personne n’était cause de mon infortune. Dans la souffrance j’ai appris humblement, dignement. J’ai fait un pari, celui de gagner dans la vie par mon travail. Toi tu étais apparu dans mon existence comme un soutien solide, garant de la réussite, du bonheur.
Tu avais fini par devenir tout mon univers. Je me sentais célestement liée à toi et je ne pouvais pas imaginer que tu ne m’aimasses pas. Il était inimaginable que ta vie se détachât de la mienne et la pensée que tu fusses un jour à une autre ne m’avait jamais effleuré l’esprit.
Et pourtant à un moment je te trouvais triste. Ton ami Koula m’apprit sue tu étais amoureux d’une autre fille : Muriel.
Ô Ebinto, as-tu jamais imaginé l’être aimé (si tu as une fois aimé) dans les bras d’une autre personne? As-tu jamais senti ce coup de poignard qui pénètre dans le flanc frémissant et saigne le cœur? Ton cœur n’a donc jamais été pressé par les griffes acérées de la jalousie? Ô Ebinto, tu ne peux pas savoir combien ma blessure a été cruelle de savoir que ton cœur n’était pas tout à moi et que tu l’offrais désespérément à une autre. Combien de fois, dans une petite chambre d’internat, ai-je pleuré de me savoir “trahie” comme une femme mariée?
Et pour une fois, j’ai refusé qu’on se serve à mes dépens. J’ai décidé de lutter pour défendre mon amour.
J’ai essayé de conserver mon calme, de te faire comprendre que je t’aimais et que nous deux, nous nous complétions pour faire un tout plein de force capable de réussir n’importe quoi. Je t’ai fait comprendre que j’avais besoin de ton amour, de ton affection, de ta protection, et j’étais dépitée de voir que tu me regardais seulement avec compassion. J’ai cherché tous les moyens honnêtes pour te faire comprendre où était mon intérêt pour te lier à moi. Tu te trompes vraiment, Ebinto, si tu crois que j’avais trouvé la solution du problème dans les rapports sexuels entre toi et moi. Crois-moi ou bien doute de cela aussi comme tu as toujours douté de moi. Cette nuit là, je n’avais aucune idée de derrière la tète quand je suis entrée dans ta chambre. Je n’ai pas fait exprès de te provoquer tout comme je n’ai pas fait exprès de t’aimer. Quand tu t’étais réveillé, tu m’avais regarder intensément et pour la première fois j’avais cru lire dans tes yeux l’assurance de ton amour pour moi. J’a compris plus tard que ce n’était que du désir. Cette nuit fatale, je n’ai pu te résister. D’ailleurs, pourquoi t’aurai-je résisté? J’avais cru être à toi. J’étais une chose que tu pouvais prendre à volonté. Je n’avais jamais pensé à une conséquence quelconque de notre nuit d’amour.
Et pourtant il est arrivé un moment où je ne sentais pas bien. Je consultai le docteur , il me dit que j’étais en état de grossesse.
Dans mes rêves, j’avais bien entendu désiré un enfant, surtout de toi. J’imaginais avec quel bonheur je caresserais ce petit être, fruit de mon amour, sorti du plus profond de moi même. Mais Ebinto, je ne désirais pas un enfant à cette époque de ma vie. Je n’ai pas compris tout à coup que notre situation était plutôt tragique. Brusquement, il m’était apparu que notre vie d’enfance était finie, nos études gâchées, nos ambitions devenues des chimères. Nous étions obligés de faire face à une situation que le hasard avait créée. Je savais que tu allais souffrir et je n’eus d’abord de peine que pour toi. Apres j’eus le temps de me plaindre moi même.
A Bassam, quand on fut au courant de mon état, on me regarda avec dédain. J’étais une fille dégradée et mes amies mêmes se trouvaient mal à l’aise en ma compagnie. Il fallait essuyer les allusions pleines de sarcasmes, les commérages de vieilles femmes à l’affût de scandales. J’ai essayé de conserver ma dignité. je me suis moquée de toutes les mesquineries.
Un seul coté de ma propre situation m’inquiétait : à peine sortie de l’enfance et plongée dans l’adolescence, je devais immédiatement me considérer comme une femme et faire face aux multiples problèmes qui se posent à une jeune maman. Mais j’avais la foi en toi, j’avais de l’espoir. Car je croyais à l’amour vainqueur de toute adversité. Tu allais me protéger, tu allais m’aimer et cette pensée me suffisait à me consoler de ma peine. Oh! Ebinto, c’est à peine si tu as nié être le père de mon enfant.
Oui j’en arrive maintenant aux souvenirs les plus récents et les plus cruels, ceux de notre vie commune. Je ne suis pas venue chez toi sans honte. J’avais l’air d’une fille qui voulait se faire aimer à tout prix; mon père t’avait contraint à m’épouser. Ne pense pas que j’aie tiré du bonheur de cette espèce de chantage. Au contraire, mon amour-propre en a cruellement souffert.
Moi aussi, j’ai été contrainte par la force des choses. Mon père m’aurait chassée de chez lui si je refusais de t’épouser. Où serais-je aller? Je ne connaissais personne à part lui et toi.
Mais mon cher Ebinto, je ne serais jamais venue à Akounougbé si je n’avais pas eu la certitude que tu m’aurais aimée, si je n’avais pas cru au bonheur auprès de toi.
Ah, le mariage! Il m’avait surprise, mais j’étais arrivée à en avoir une certaine idée. Il m’apparaissait comme un pacte dans lequel chacun des deux conjoints s’engage à comprendre l’autre entoutes circonstances et à lui pardonner si possible; un pacte où la vérité doit subjuguer les discussions mesquines, où l’amour seul doit triompher.
Notre union à nous deux devait être quelque chose de bien particulier. Elle m’apparaissait comme un salut pour nous, une nécessité primordiale pour gagner notre pari avec la vie. L’heure n’était pas au découragement mais à la lutte la plus difficile la plus âpre.
Mais très tôt l’atmosphère de notre foyer m’a montré qu’il n’ y avait pas de bonheur possible malgré ma bonne volonté. Je te sentais malheureux, comme humilié devant cette vie que tu étais si sûr de dominer. Et puis toi le garçon équilibré que j’avais cru connaître, toi l’homme merveilleux, l’incarnation de mon idéal, tu as fini par te montrer vulgaire et cynique à mon égard. Tu m’as même fait comprendre que je n’avais le droit qu’à ton mépris. Comment mon Ebinto pouvait-il se métamorphoser ainsi?
Je suis pourtant arrivée à t’excuser. Je m’étais rendu compte que j’avais épousé un garçon à l’imagination débordante et dont la vie n’était qu’une suite de frasques. Tu manquais trop de réalisme. Il fallait attendre que tu mûrisses avec le temps.
Patiemment j’ai attendu, accusant ton animosité avec sang-froid. Mais tu as exagéré, Ebinto. Non content de me faire souffrir moi-même, tu as tué mon enfant. Oh! comme j’aurai aimé voulu avoir encore ce petit être sorti de mon ventre. Peut -être m’aurait-il aimé? Au moins il se fût laissé aimer et n’eût pas accueillie ma tendresse avec mépris. Quand tu as prononcé ces mots fatidiques : “tu ne le verras jamais, il est mort”, j’ai compris que c’était la fin de tout, vraiment l’extrême. Il ne pouvait plus rien m’arriver de pire.
Pendant ces quelques mois de vie commune, le projet de partir s’est quelquefois imposé à moi. Oui, j’ai voulu partir n’importe où, traîner ma misérable vie dans quelque endroit où nul souvenir de toi ne vînt m’effleurer. Mais j’ai toujours repoussé cette idée. D’abord je pensais qu’il était de mon devoir de t’aider à retrouver ton équilibre, à guérir. Et il y avait en moi ton enfant. Que pouvais je faire pour lui, moi toute seule et sans aide? Et puis, si je ne m’en suis pas allée, c’est parce que j’avais peur. Je n’ai pas honte de te le dire. La solitude me fait peur et je n’ai plus personne.
Je n’aurai jamais eu le courage de partir si tu me l’avais demandé. Tu m’as dit : “tu devrais pourtant savoir ce que j’attends de toi, Monique.” Tu voulais que je m’efface. Tu n’avais pas besoin de moi. D’ailleurs personne n’a jamais eu besoin de moi.
Tu sais, je pars et je mourrai bien vite maintenant. Je n’ose pas penser ce qui se passera quand je serai morte. Il ne se passera sans doute rien. Je m’effacerai comme si je n’avais pas existé, n’ayant occupé aucune place dans le cœur de personne. Je m’engloutirai dans le néant avec mes désirs inassouvis et tes injustes reproches. J’espère que tu ne me regretteras pas. Ne me regrette pas; ne me plains pas; cela n’en vaut vraiment pas la peine.
Ebinto, je te pardonne tout le mal que tu m’as fait non par charité, mais par faiblesse. Je ne peux m’empêcher de t’aimer et je me méprise de ce fait.
Vois tu, il est des personnes que le mépris de l’être aimé blesse profondément et peut conduire au suicide. Je crois que je suis de celle ci.
Il en est d’autres que le mépris de l’être aimé révolte avec une violence terrible et peut conduire au crime. J’aurai voulu être de celles là. J’aurai voulu faire des folies pour que tu comprennes la violence de ma passion. Mais j’ai toujours pensé que la révolte, la violence résolvaient moins les problèmes que la douceur. Là aussi, je me suis trompée. J’ai fini par croire d’ailleurs que je me suis trompée sur tous les problèmes de la vie.
Je te souhaite, Ebinto d’être heureux avec une femme que tu aimes vraiment : Muriel ou une autre...Qu’ importe.
Voilà, j’ai fini cette lettre que j’ai voulu une ultime explication.
Adieu Ebin.
Monique
Timbanews.net
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